L’ishâra ou l’allusion spirituelle dans la voie soufie Par Joël-Claude Meffre Dans la voie soufie et plus généralement dans les traditions spirituelles orientales, l’usage de la métaphore poétique est un moyen privilégié, essentiel, de l’éducation spirituelle. Ainsi, loin d’être un simple ornement, elle est un mode de pensée grâce auquel peuvent être subtilement dévoilés les aspects infinis de l’Être Réel (al-wujûd al-haqq). On appelle ce pouvoir métaphorique du terme Ishâra[1] signifiant « signe », « geste ». Ce terme peut se traduire par allusion, allusion spirituelle. Il s’agit donc bien d’une modalité du langage humain – le terme « allusion » devant se comprendre en français comme un « jeu », une « suggestion » – favorisant l’élargissement du champ de la conscience, pouvant entraîner une percée lumineuse vers le cœur du chercheur de vérité. D’une façon beaucoup plus significative encore, ce mot de métaphore, comme son étymologie l’indique, a pour fonction de transporter une image donnée, pensée, du monde, vers une réalité spirituelle supérieure, établissant entre elles une ou des correspondances éclairantes, révélatrices. Toute allusion spirituelle (le plus souvent sur le mode de l’expression poétique, mais pas seulement) a donc cette fonction de force, de pouvoir métaphorique. Les maîtres-éducateurs de la Voie ont ainsi fréquemment utilisé l’ishâra pour rendre perceptible le rapport apparemment contradictoire entre l’Unicité Absolue de l’Être et la Multiplicité du monde phénoménal. A titre d’exemple, nous pouvons présenter ci-après certaines métaphores/analogies de haute portée comme celles de « l’encre et de la lettre », ou bien celle de « la vague et de la mer», ou encore du « miroir et du reflet ». Dans le premier exemple, l’attention est attirée sur le fait que les lettres écrites avec l’encre n’ont pas d’existence réelle en tant que lettre, car elles ne sont que des signes, des formes variables qui n’ont pas de signification en dehors des conventions d’écriture. Seule l’encre possède une existence concrète, réelle. Les lettres ne doivent donc leur « existence » qu’à celle de l’encre, unique réalité manifestée sous toutes les formes de signes graphiques. On voit bien ici l’analogie qui s’établit entre l’encre, qui est identifiable à l’UN, et les lettres qui correspondent la multiplicité miroitante des formes. Dans le deuxième exemple, il s’agit du rapport entre la vague et la mer. Citons à ce propos ce que dit Haydar Amolî [2]: « Sache que l’existence absolue, ou Dieu, est comme un océan sans limite, tandis que les choses déterminées et individuelles sont comme des vagues innombrables ou des courants. De la même façon que les vagues innombrables ou des courants ne sont rien d’autre que la mer qui se déploie en fonction des formes qu’exigent ses propres perfections en tant qu’eau, aussi bien que les particularités qu’elle possède en tant que mer, ainsi les choses qui existent ne sont dans leur détermination rien d’autre que le déploiement de l’existence absolue sous les formes requises par ses propres perfections essentielles. […] Les choses existantes déterminées sont exactement, et de la même façon, différentes de l’Absolu du fait qu’elles sont conditionnées et déterminées, mais elles ne sont pas différentes de lui en ce qui concerne leur propre essence et réalité, qui est l’existence pure. Car de ce dernier point de vue elles ne sont rien d’autre que l’existence elle-même»[3]. Dans la même perspective, citons l’exemple puissamment efficace du miroir et de l’image des choses du monde. Lorsqu’on regarde dans le miroir les images de soi ou celles d’un paysage on peut être happé par elles sans être conscients de l’existence du « support », le miroir, au moment même où on les regarde. Dans cette métaphore, le miroir est une autre représentation du Réel Absolu cependant que les images reflétées sont celles du monde phénoménal. Subjectivement, on croit que les images sont des choses réelles subsistant par elles-mêmes. Pourtant, objectivement, sans la surface du miroir, on ne percevrait pas les images. Celles-ci n’ont donc n’a pas d’existence en dehors de lui. Ainsi, voilà que par l’allusion spirituelle, par le moyen ou le biais de la métaphore, nous sommes saisis (au sens absolu de frapper, surprendre, attacher) : partant des formes immédiates, empiriques de la Manifestation (ici l’encre et la lettre, là, la mer, les vagues, ailleurs le miroir et le reflet), elle nous conduit au cœur des réalités supérieures de l’Être, « le Réel Évident » (al-Haqq al-Mubîn), (Cor. 24 : 25 ; 27 : 79). Reprenant le premier exemple de l’encre et de la lettre, nous pouvons bien voir que l’encre est clairement et nettement visible dans les lettres. Celles-ci ne sont pas même des voiles, puisqu’elles elles sont l’encre-même de la même manière que les vagues et les courants sont nettement et clairement de l’eau. Elles sont l’eau. Par le chemin de l’allusion ou aussi de l’expression symbolique, plaise à Dieu qu’il soit donné aux chercheurs de Vérité, de pouvoir reconnaître, à l’instar d’Ibn ‘Arabî, que : «Les gens ordinaires se trompent totalement : ils pensent que le monde est ce qui est apparent et l’Absolu un mystère caché. En fait, c’est le monde empirique qui est un mystère, quelque chose d’éternellement caché et d’invisible, tandis que l’Absolu est l’Apparent éternel qui ne s’est jamais caché»[4]. Joël-Claude Meffre est poète et essayiste. Son affiliation à la voie soufie contribue à nourrir sa création. Il a publié notamment : Le face à face des cœurs, Le soufisme aujourd’hui (en collaboration avec Faouzi Skali), Le Relié poche, 2010 ; Une geste des signes, Autour de l’œuvre du calligraphe irakien Ghani Alani, Fata Morgana, 2002 ; Témoignage de la poussière, Méditations poétiques à partir du Dîwan de Husayn Mansûr Hallâj, De Corlevour, 2010. [1] Ce terme fait partie intégrante du bayân, concept de rhétorique défini par Ibn al-Athîr (m. 637/1239) comme « limpidité », « transparence du discours », « netteté », « procédé pour aboutir à une clarté parfaite ». Il est synonyme de « dévoilement », « mise en évidence », « manifestation ». Il est aussi synonyme d’éloquence, « balâgha », théophanie, « tajallî ». Il s’identifie donc clairement en français à la notion de « métaphore». [2] Haydar Amolî est philosophe et soufi chiite du xive siècle. Il est né à Amol (Iran) en 1319 et mort à Nadjaf, (Irak) en 1385 ou 1408. Il est le principal disciple chiite d’Ibn ‘Arabî, « conjuguant l’ascèse spirituelle intérieure et l’éducation philosophique rigoureuses », selon Henry Corbin. [3] Haydar Amulî : Jâmi‘ al-Asrâr wa-manba‘ al-Anwâr, in : Henri Corbin et Osman Yahya, Téhéran-Paris, 1969, pp. 206-207. [4] Cité par T. Izutsu, p. 60, in : Unicité de l’Existence et Création Perpétuelle en Mystique Islamique. Paris, Les Deux Océans, 1980. 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