Suite au billet sur le "conseil" de Ramana à Ganapati Shâstri... Depuis des décennies, une dispute (modérée mais bien réelle) a lieu entre les partisans de Ramana, qui serait le champion du Vedânta, et ceux d'Aurobindo, champion du tantrisme. Du côté des partisans de Ramana, on raconte qu'Aurobindo est un adepte de l'occultisme, tombé du côté obscure. Du côté des partisans d'Aurobindo, on riposte que Ramana était un saint homme certes, mais du plus bas degré, et quiétiste de surcroît, c'est-à-dire ne s'intéressant pas à l'évolution du monde, véritable enjeu de la spiritualité. Tout ceci est en partie vrai. En partie. L'histoire a commencé, comme je l'ai relaté dans un précédent billet, en 1907 quand Ganapati Shâstri alla voir le jeune Ramana. Ganapati Shâstri était un adepte de la puissance des mantras, par la pratique desquels il espérait libérer l'Inde des Anglais et lui rendre sa "puissance éternelle". Assez loin de Ramana. Lequel n'était pas indifférent à la chose politique, mais se sentait plus proche de Gandhi. Pour Ramana, l'action occulte ou "l'action directe" (le terrorisme) n'étaient pas des solutions acceptables. A ses yeux, la seule vraie puissance consiste à reconnaître son impuissance face au divin, in-action divine que chacun découvre au centre de soi-même. Le monde est transformé depuis l'intérieur de chacun. Ramana A l'opposé, Ganapati était un athlète des pratiques magiques, un dévot de la Déesse et un activiste. Il parcourait l'Inde pour réciter des mantras dans des lieux sacrés et il prêchait aux masses. Virtuose du sanskrit, il composait de nombreux hymnes et autres textes. Quand on les parcoure, il est clair qu'il était un militant hindouiste qui voulait se servir des mantras et des pouvoirs de la Déesse (shakti) pour accomplir ses buts. Ganapati Quand il rencontra Ramana, cela lui fit un choc. Deux personnalités aux antipodes. Ganapati fut touché, certes. Mais sa relation avec Ramana resta ambiguë. Il existe des faits et des témoignages redondants selon lesquels il n'appréciait guère les écrits de Ramana. Ganapati proposa de "traduire" l'oeuvre principale de Ramana, qui était en tamoul, en sanskrit, en affirmant vouloir apprendre le tamoul littéraire de Ramana, langue qu'il ne connaissait pas. Mais en fait, il avait l'intention de la ramener à ses idées plutôt tantriques, c'est-à-dire avec une place plus importante laissée à la dualité, au monde et donc à la politique. Cela devint plus évident avec le commentaire sanskrit composé par un disciple de Ganapati, Kapâli Shâstri, le Sad-darshana-bhâshya, où les commentaires sont précédés d'une introduction (les "Talks" dans la traduction anglaise, que je n'ai pas), où Kapâli réfute en fait les positions de Ramana. D'où la réaction de Ramana, qui considérait cette "traduction" comme ne représentant pas son enseignement. Ce qui n’empêcha pas Ganapati de continuer à "exprimer" le massage de Ramana... Il écrivit une Ramana Gîtâ, commentée aussi par Kapâli - lequel jouera un rôle important dans la suite de l'histoire -, ainsi qu'un commentaire à l'Upadeshasâra de Ramana (l'une des rares œuvres que Ramana composa directement en sanskrit). Pourtant, Ramana ne désavoua jamais Ganapati en public (faut dire qu'il n'a jamais critiqué personne en public), et son ashram publia en 2006 les œuvres complètes de Ganapati, avec moultes louanges et salamalecs... En clair, Ramana et Ganapati on joué un jeu de dupes. Ils ont essayé de s'utiliser mutuellement. Ganapati a voulu utiliser Ramana comme une source d'autorité et d'inspiration, alors qu'en vérité il n'était pas d'accord avec son message central de non-dualité radicale. Et Ramana, par tempérament sans doute, a laissé faire Ganapati et n'a dit sa pensée à son sujet qu'en privé, à ses disciples, ses proches. Manifestement, Ramana n'avait pas la trempe d'un polémiste, même s'il a du se défendre parfois, notamment lorsqu'il a été impliqué dans le procès au sujet de la propriété de son ashram. Et certain des disciples de Ramana, ainsi que son ashram, on tenté d'utiliser Ganapati comme caution pour Ramana. D'où le titre de "maharishi", d'ailleurs repris ensuite par le bouffon de la "Méditation Transcendentale". Donc voilà. Seulement, l'histoire ne s'arrêta point là. Car en 1928, Ganapati rencontra Aurobindo. Et là, ce fut réellement le coup de foudre. Il se convertit pour de bon à cet homme, qui incarnait précisément son idéal : à la fois spirituel et politique. Rappelons qu'Aurobindo s'était réfugié à Pondichérry (chez les Français donc) pour fuir les Anglais, lesquels lui reprochaient son implication dans des attentats terroristes. En plus, Aurobindo vivait avec "la Mère", une occultiste française qui se prenait pour la réincarnation de Néfertiti et une avatarette de la Déesse. Or, Ganapati se convertit, mais aussi ses disciples. C'est la tradition. Notamment Kapâli Shâstri, un adepte tantrique de la Déesse dans la tradition Shrîvidyâ. C'est lui l'auteur du "commentaire" à la prétendue "traduction" sanskrite de la Quarantaine sur l'être (Ulladu-narpadu en tamoul, Sad-darshana en sanskrit) de Ramana. Ce Kapâli devint l'un des plus proches disciples d'Aurobindo. Il eut comme disciples M.P. Pandit, le maître de David Frawley, et S. Shankaranarayanan, auteur d'un ouvrage fameux sur le système tantrique des "dix déesses" (dashamahâvidyâ). Il y a là une véritable lignée d'adeptes tantriques de la Shrîvidyâ, quoique d'une forme édulcoré et puritaine d'icelle. Ils reprennent en effet à leur compte les délires de l'hérétique (du point de vue de la vraie tradition Shrîvidyâ) Lakshmidhara, un brahmaniste intégriste du XVIe siècle, qui inventa la fameuse (et fumeuse) théorie du tantrisme "de gauche" (la vraie tradition en fait) et "de droite" (un mythe, fondé sur des textes dont nul n'a jamais vu la couleur), laquelle a malheureusement été prise au sérieux au XXe siècle, notamment à cause de la propagande de ces aurobindiens. C'est ainsi que le ton monta entre ramaniens et aurobindiens. Passons sur les détails et les querelles de personnes. Mais revenons au cœur de l'affaire : l'introduction de Kapâli au Saddarshanabhâshya, dans laquelle il critique Ramana. Que dit-il ? En substance, il répète les arguments du tantra non-duel (le shivaïsme du Cachemire, Abhinavagupta, la Pratyabhijnâ) à l'encontre de l'Advaitavedânta : le Vedânta n'explique pas la dualité. Or, même si elle est une illusion, elle doit être expliquée, n'en déplaise à ces logiciens pour qui le monde est inexplicable ! Le monde est dualité. Mais comment ces couples d'opposés sont-ils possibles sans un substrat commun ? C'est ainsi que l'on doit comprendre l'unité ! L'absolu, ce n'est pas un fond inerte sur lequel viendrait planer une illusion venue d'on ne sait où, on ne sait comment (l'ignorance ? mais l'ignorance de qui ?), mais bien la manifestation de l'absolu, librement consentie, et même désirée. En clair, Kapâli critique Ramana parce qu'il serait incapable d'expliquer la dualité qui n'est soi-disant qu'une illusion. Alors que tout s'explique si l'on admet que l'unité est la source vivante de la dualité. Kapâli accuse donc Ramana, au nom des "amoureux de la pensée" (vimarsha-rasikânâm - rappelons que vimarsha est le terme-clé du tantra non-duel, il y a donc là un savoureux jeu de mots) d'être un peu simplet. Ce qui nous ramène à ces deux sortes de non-dualité que j'ai souvent distingué : - une non-dualité par exclusion qui serait celle du Vedânta et de Ramana. - une non-dualité par inclusion de la dualité, une non-dualité intégrale (samagram satyam, la vérité complète, comme dit Kapâli), qui serait celle du tantra non-duel, de Ganapati et d'Aurobindo. Cette critique est-elle juste ? A mon avis, oui. Sauf que... la pensée de Ramana est plus complexe. Disons qu'il était non-dualiste. Mais son cœur - et ses propos - ont toujours balancé entre ces deux formes de non-dualité. Parfois, comme dans le Saddarshana, il est plutôt exclusiviste, védântique. Mais ailleurs il est plus tantrique, notamment quand il dit que le monde est illusoire seulement au sens où il n'existe pas indépendamment de l'absolu, de la conscience. Ce qui est la position inclusiviste du tantra non-duel. Au fond, tous ces débats remontent à deux textes cachemiriens : - Les stances sur la reconnaissance, d'Utpaladeva au IXe siècle, qui fonde la non-dualité inclusiviste. - Le Yogavâsishtha (ou Moshopâya), du même siècle, qui fonde la non-dualité exclusiviste. Notons, au passage, que le Yogavâsishtha n'est pas un texte védântique et que Ramana n'a jamais été un adepte du Védânta. Pas celui de Shankara du moins. Tous les textes auxquels il se réfèrent sont en effet tardifs (=après le XVe siècle) et inspirés par le Yogavâsishtha, même quand ils sont attribués à Shankara, à l'instar du Vivekachûdâmani. Donc tout ce vaste débat, millénaire car roulant sur un véritable problème de fond, est l'expression de deux sensibilités : - une sensibilité non-duelle plutôt ascétique, en retrait du monde, relativement parlant. Un ton plus sobre, guère fasciné par les expériences occultes et ce genre de rhétorique, quoi que plein d'expériences extraordinaires. Extraordinaires, mais pas occultes. - une sensibilité plus optimiste, plus affirmative. Avec une fascination indéniable pour les miracles, les phénomènes physiques, l'immortalité, les super-pouvoirs, l'influence occulte, les secrets, la purification, le travail sur soi, les techniques. Cela étant, ce sont des nuances subtiles, même si elles ont une portée considérable. Enfin, ma préférence va à Ramana, même si j'appartiens à la même famille de pensée que Ganapati, Kapali et Aurobindo. Car je crois que Ramana, dans l'ensemble, exprime mieux et plus clairement le message du tantra non-duel dont Ganapati et les autres se voulaient les messagers. Ce sont des choses qui arrivent.
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