Guido De Giorgio ─ L'instant et l'éternité, et autres textes sur la Tradition (1925/1955)Première partie : Guido De Giorgio et son œuvreIII. Articles parus dans Diorama Filosofico (sous le nom de l'auteur)10. L'instant et l'éternité (Le mythe de l'avenir) (3 août 1939)Édition Archè, Milano, 1987, p. 155-162. On peut dire que le sacré se distingue du profane en ceci qu'il est essentiellement tourné vers le passé pour fixer les étapes d'une procession qui trouve nécessairement sa culmination dans un « présent ». Ce « présent », c'est le point métaphysique où se jette l'éternité, où les mondes se dissolvent dans une ampleur sans limites, une durée sans rythme, une béatitude sans fin. Le présent est l'éternité ; le passé n'est que le vestibule qui mène vers, qui introduit dans l'éternité. Refaire, reparcourir tout le cycle qui s'accomplit dans le point signifie porter avec soi l'expérience des siècles, toute l'évolution cosmique pour en dénouer la trame dans la pupille de Dieu. Deux conceptions de l'instant Faust ne pouvait pas arrêter l'instant, parce que de l'instant il ne saisissait que la caducité, l'iridescence immédiate de l'illusion, le vertige qui submerge au lieu de transfigurer l'« ombre de la chair », le fantasme labile et évanescent, non ce qui en Dieu demeure une momentanéité infinie qui est le mystère de l'actualité éternelle. Tels sont les deux aspects de l'« instant », selon qu'on se place sur le plan humain ou divin ; il s'agit de deux points apparemment opposés et divergents qui marquent deux mondes, deux rythmes, deux réalités, dont l'une est absolue, vraie, l'autre fallacieuse et illusoire. Le verweile doch, du bist so schön (« arrête-toi, tu es si beau ! ») de Faust n'est qu'un succédané lyrique fort peu original face à la plénitude abyssale de l'Ineffable où s'accomplit le mystère de la gestation divine. Le mythe de la purification à travers l'esthétique n'est que le pont très fragile jeté par l’imbécillité moderne sur la momentanéité de l'illusion humano-cosmique pour s'évader de la certitude positive du mystère, d'une paroi infranchissable sinon par le dépassement vertigineux de l'aile c'est-à-dire de l'Esprit de Dieu. Voilà pourquoi le monde moderne oscille entre un passé mort et un avenir nébuleux, entre ce qui n'est plus et ce qui ne sera jamais sinon dans l'espérance qui anticipe et construit. La sagesse traditionnelle, par contre, se trouve vers le passé, le vit, le féconde, l'actualise, s'y insère pour le ramener tout entier dans le présent et le renouveler dans le ver aeternum(Printemps éternel) que les Anciens attribuait à l'âge d'or, en indiquant la germination pérenne de la Vérité, le pullulement des états transfigurants, la vie qui ne connaît ni naissance ni mort car elle se déroule dans la béatitude de la connaisse réalisatrice. Mais pour les modernes le passé est passé, mort, fini, achevé, fermé, irrémédiable : « le déjà vu, le déjà vécu » dit Bergson, selon une orientation psychologique qui manifeste clairement toute la sentimentalité nostalgique du petit homme effroyablement esclave de son petit monde. De sorte qu'entre un passé mort et un avenir non encore né, oscille le présent crépusculaire, tout à la fois déclin nuageux et aube trop pâle, en somme une véritable pause dans l'agonie. Et cette vision erronée dérive le mythe de l'avenir, la tension vers ce qui n'est pas, vers ce qui ne sera jamais parce qu'en réalité seul le présent, en absorbant le passé, est le point dynamique, toute la proue du navire qui fait face à l'horizon mais ne l'atteint jamais. Le passé comme mort et comme vie L'homme moderne peut être comparé à un nécrophore qui soupire après le jour qui ne se lève jamais : le cadavre qu'il porte est le passé, l'héritage inerte, stérile, et le jour qu'il attend est l'avenir, la descendance imaginaire, l'accomplissement radieux d'un chimérique accouchement inachevé. On remarquera que tous les modernes, les « grands hommes », attendent de l'avenir un jugement définitif sur leur œuvre car peut-être sentent-ils, consciemment ou non, que rien de ce qu'ils ont fait ne se rattache traditionnellement au fleuve royal du passé, ni n'est capable de résister aux mouvements de l'aiguille magnétique du présent, instant fugace et momentanéité ayant une incidence sur bien d'autres abîmes que la trace insignifiante du nuage passager. Voilà pourquoi l'homme antique est un porteur de mondes : le passé, il ne l'a pas laissé derrière lui, mais le recueille et l'emporte, de façon à construire en réalité un seul point incident, le présent seul, l'actualité, tandis que l'homme moderne, se débarrassant d'un fardeau trop pesant pour ses épaules peu viriles, est léger, inconsistant et, par peur d'être jeté à terre par les coups de vent obliques, s'accroche à la machine, qui est tout à la fois son berceau et son tombeau. Car au mythe de l'avenir est associé celui de la vitesse qui ─ si l'on considère bien sa fonction, son schéma intérieur ─ est l'abolition du passé dans le déjà parcouru, l'imperceptibilité du présent minimisée dans l'attente permanente de l'avenir. Les lecteurs qui voudront approfondir ces aperçus de manière pénétrante trouverons plus d'un chemin menant aisément à la compréhension de quelques vérités majeures. Nous ne désirons fixer ici, avec une certaine insistance, que quelques réflexions critiques, dont le développement perspectif s'avèrera plus net et plus sûr. On comprend donc que l'homme moderne et l'homme antique sont absolument opposés et comme aux antipodes, au sens littéral du terme, l'un par rapport à l'autre : liés à une même lignée mais tournés vers des ciels différents et diversement constellés, bien qu'un même soleil impassible éclaire cette lignée dans ce qui pour les uns est jour et pour les autres nuit. Pour les Anciens, en effet, le passé est tout, pour les modernes, rien, même quand ils ont l'illusion d'y chercher distraitement des solutions à des questions d'actualité ─ ce qu'on appelle les « avertissements », les « enseignements » du passé ─, autant de fantaisies sentimentales exploitées avec un opportunisme cynique selon les circonstances et proposées à la crédulité des naïfs pour les perpétrations les plus pitoyables. La rhétorique, qui triomphe aujourd'hui comme jamais auparavant dans cette Europe trouble et marécageuse d'aujourd'hui, recourt aux ruses les plus bestiales pour obtenir l'assentiment, des plèbes à l'écoute et se sert du passé comme d'un remède contre tous les maux, baume universel, soutien du présent, mais d'un usage momentané comme pour conjurer le Vae soli ! (Malheur à ceux qui sont seuls !) L'homme moderne, en réalité, est déjà pris dans le passé, ne le vit plus et n'en retire que poussière et ruine : il l'étudie, le classe, l'ignore. Plus l'enquête se fait minutieuse, plus elle devient squelettique, chacun cherchant ensuite à faire souffler la vie sur ces ossements épars endormis dans le sommeil de la mort. Ainsi, lorsqu'ils se tournent vers le passé pour l'étudier, les modernes succombent donc à la même illusion que lorsqu'ils croient, par exemple, que la photographie est plus proche de la vérité, alors qu'elle la dénature totalement en la fixant dans sa momentanéité de chose déjà passée. Mais indépendamment de l'étude, voyons si les modernes se servent du passé en fonction de la vie. Qui dit passé dit tradition, c'est-à-dire rattachement intérieur, dynamique, non adhésion extérieure, non sympathie opportuniste, non simple position ou situation ; en d'autres termes, il devrait y avoir entre passé et présent continuité, immuabilité ou, mieux, un développement rythmique si régulier, continu, interne, qu'il apparaîtrait insensible. L'Antiquité, de fait, est caractérisée par une tonalité constante qui perdure, immobile, d'une époque à l'autre ; il y a et il doit y avoir un changement, mais il s'accomplit en profondeur, dans les strates intérieures, invisiblement, sommes-nous tenté de dire, de manière à ne pas bouleverser la régularité du rythme. La fin du mythe On a dit maintes fois que les cultures antiques sont immobiles ou semblent telles ; mais c'est là précisément leur grandeur, cette stabilité fondamentale qui efface tous les contrastes, qui intègre tous les rythmes à la veine centrale, au type traditionnel, qui seul reste dans l'intégrité de son efficacité formatrice. Voilà pourquoi quiconque entend demeurer dans le pur domaine de la vérité traditionnelle, se tourne toujours, logiquement, vers le passé, pour reparcourir les étapes de la certitude et les ajouter à son expérience. Celle-ci, sous cet angle, est donc récapitulative et conclusive : elle n'est pas répétition extérieure, mais accorde son rythme à celui qui n'est autre que son propre visage, hier encore ignoré, désormais retrouvé et vivifié. Il est très difficile d'expliquer certaines choses à ceux qui se tiennent sur des positions dualistes et qui pensent qu'il y a quelque chose en dehors de la Vérité, qui est Dieu éternellement présent. Vérité : là seulement on devient ce que l'on est, c'est-à-dire qu'on dépasse la sphère des limitations humaines pour vivre le battement même de l'infini. Quand nous disons antique nous entendons tout ce qui est valable, pérenne, traditionnellement authentique dans le passé de l'Orient et de l'Occident, qu'il s'agisse d'un passé lointain ou proche, doctrinal ou poétique : peu importe, pourvu qu'il reflète, dans la vérité de l'expression, la grande lumière du Supramonde. Outre les Livres Sacrés, il y a la Poésie (dans le sens que nous avons déjà précisé en une autre occasion - cf. Diorama du 24 janvier) et l'Art sacré. Il y a enfin toutes les formes d'activité qui, dans le passé, se reliaient toujours à une vérité d'ordre supérieur, fût-ce dans un modeste ustensile, et dans la fabrication et la destination des objets d'usage courant. Le passé, tel que nous l'entendons et tel que devraient l'entendre tous ceux qui ne cherchent que la vérité de Dieu, est vie, rythme créateur, dépôt inépuisable de sagesse qui se renouvelle chaque fois qu'il est actualisé par une nouvelle expérience. Mais il est surtout la réalité d'une vie vibrante parce que vivifiée par le souffle pérenne de la sève traditionnelle. Les modernes, eux, considèrent le passé comme une relique dont ils louent la vétusté et autour de laquelle ils rôdent avec une curiosité de photographes et d'archéologues : qui, parmi eux,accepte totalement le passé, l'assume dans toute son ampleur, non pour y saisir des fragments et les exalter, mais pour l'intégrer à son expérience de vie en le récapitulant de manière créatrice ? Immédiateté tangible du présent Combien y a-t-il d'admirateurs de Dante qui ne se contentent pas de magnifier le vers ou l'expression ─ chose absolument extérieure et superficielle ─, mais qui en appliquent la doctrine, le savoir, sur tous les plans de l'être auquel ils se rapportent et dans la totalité du Voyage Céleste ? Le passé n'est rien s'il n'est pas intégré, vécu, convalidé par l'expérience personnelle, par la vie, s'il n'est pas totalité et exalté dans le grand frémissement de l'actualité éternelle. Les modernes, lorsqu'ils ne forniquent pas dans le passé comme des voleurs dans une nécropole, lui tournent le dos, contemplant alors l'hypothétique « soleil de l'avenir » qui ne brillera jamais, car le futur n'existe que comme ultime frontière évanescente d'une imagination laborieuse, mirage et rien de plus, projection fallacieuse colorée par le spasme de leur propre insuffisance. Le « non-accomplissement » face à la Vérité, le sentiment incurable de celui qui ne sait pas ni ne veut savoir, ne sait ni ne veut porter avec soi tout le poids du monde, pour l'assumer dans l'instant divin, ont créé le mythe de l'avenir. Tournant obstinément le dos à ce qui est, on attend avec curiosité ce qui n'est pas, ce qui sera, et l'on soupire après la confirmation d'une rêve par un reflet illusoire du rêve lui-même, dans une marche nocturne de fantômes que seul le présent engendre, par la spontanéité de son flux et de son mirage. Étrange spéculation sur l'avenir, qui fait oublier les trésors du passé et l'immédiateté tangible du présent. Car on n'est réellement que dans le présent, avec tous les mondes, dans l'unité essentielle du point, joyau de tous les joyaux, œil éternel de Dieu ! Nous voudrions dire bien d'autres choses encore, mais préférons conclure par ces paroles de Zarathoustra : « Diesen Menschen von heute will ich nicht Licht sein, nicht Licht heiszen. Die will ich blenden : Blitz meiner Weisheit ! stich ihnen die Augen aus ! » : « Je ne veux pas être une lumière pour ces hommes d'aujourd'hui, ni qu'ils me prennent pour une lumière. Ceux-là ─ je veux les aveugler ! Éclair de ma sagesse, crève-leur les yeux ! »
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