Un article que j'avais écrit il y a quelques années : L'expérience mystique est celle de l'absolu tel qu'il rayonne à travers nous. Mais quel est le rapport de cette expérience avec la morale ? Pour de nombreux mystiques, en particulier dans les traditions non-dualistes, la morale est une construction imaginaire, sans contrepartie réelle. Dans l'expérience de la non-dualité, on n'en trouve pas trace. L'absolu, disent-ils, est au-delà du bien et du mal. Le bien n'est tel que relativement au mal, etc. De plus, les valeurs morales ne sont que des conventions, des consensus entre êtres ignorants de cette expérience de l'absolu, perdus dans l'imagination. Donc nulles et non avenues. Ce qui reste alors, c'est le ressenti pur, pur de tout concept, de toute imagination, donc de toute morale. Voilà pourquoi les "éveillés" affirment souvent qu'ils sont au-delà de la morale, comme le corbeau au-dessus de la mêlée. Et souvent, ils semblent, en effet, agir sans tenir compte d'aucun souci moral, bienheureux qu'ils sont. Or, ceci soulève plusieurs questions. Dont celle-ci : L'expérience de l'absolu est-elle neutre sur le plan moral ? Si l'expérience de l'absolu est moralement neutre, alors elle n'est pas pour autant sans conséquences morales. En effet, on peut penser qu'une expérience neutre invite, par exemple, à l'indifférence. De l'indifférenciation à l'indifférence ? N'est-ce pas très souvent le cas ? Imaginons que je fais une retraite de méditation. On m'a dit que l'absolu était "sans imagination", sans pensées. Donc je m'arrange pour faire cette expérience. Je reste sans penser, à force d'efforts "sans effort", etc. Et puis, je recommence à penser, à imaginer. Je quitte l'espace du ressenti pour poursuivre mes activités. Or, qu'est-ce que je constate ? Je constate que, de fait, je ne suis pas moins égoïste qu'avant. Dès lors, il est tentant de croire que j'ai fait l'expérience de l'absolu, que l'absolu est neutre, et que, tout simplement, l'absolu n'a rien à voir avec les jugements moraux, qui ne sont que des constructions imaginaires. Il est vrai que je tire de cette retraite un autre bienfait : je suis plus calme. Mais il est vrai aussi que le calme n'est pas moralement bon en lui-même. Ce calme peut m'aider à tuer avec sang-froid, donc plus efficacement. La méditation du "sans imagination", du ressenti pur, peut m'aider à devenir un meilleurs tueur, un "bon" assassin. Et je peux achever de me rassurer en invoquant l'ordre "impersonnel" du réel. Tuer, c'est ma nature. Reproche-ton au lion d'être un lion ? Absurde ! Vaine mentalisation d'Occidental moderne décadent coupé de la Tradition, de Mère Nature ! En écrivant ceci, je pense à la fable de Saraha, ce mystique indien qui aurait vécu vers le IXe siècle. Il médite. Et il fait si bien qu'un jour il entre dans un état sans imagination, pendant douze années consécutives (durée suffisante pour changer ses habitudes profondes, selon l'Inde). Mais juste avant, il avait ordonné à son esclave de lui préparer une soupe à l'oignon. Douze années passent, donc, sans que l'esclave ne le dérange. Puis Saraha rouvre les yeux. Et devinez quelles furent ses premières paroles ? "J'ai atteint l'éveil. Taisez-vous, et recevez le Nectar immortel" ? Non. Il demande sa soupe. La morale, si j'ose dire, est claire : stopper l'imagination - par effort ou par n'importe quelle non-méthode - est sans effet sur les habitudes, notamment morales. Saraha avait fait l'expérience de... l'absolu ? Non. Il avait fait l'expérience de l'absence d'imagination, laquelle peut être lucide, paisible, bienheureuse. Mais ce n'est pas l'expérience de l'absolu. Cette expérience "par-delà les concepts" est neutre, mais ce n'est pas l'absolu. C'est une sorte de coma lucide, de lobotomie béate, sans doute salutaire d'un point de vue sanitaire (au moins Saraha n'a embêté personne - surtout son esclave ! - durant ces douze années), mais ce n'est pas l'expérience de l'absolu, ce n'est pas ce que le bouddhisme du Grand Véhicule nomme "l’Éveil". Ce n'est même pas l’Éveil du Petit Véhicule. C'est un état de neutralité morale, d'atonie éthique. Les enseignements bouddhistes prennent donc soin de souligner que l’Éveil n'est PAS moralement neutre. Il est, au contraire, une source inépuisable de valeurs morales, à commencer par l'altruisme, c'est-à-dire l'habitude de préférer autrui à soi-même. C'est la nature d'un Bouddha. Être un Bouddha, c'est être bon, non pas au sens d'avoir plein de qualités, même psychologiques telles que la patience, la persévérance, la générosité, et encore moins le bonheur. Être bon comme un Bouddha, ce n'est pas être bon comme un bon snipper. Car tout cela, on peut l'avoir et s'en servir pour faire du mal ! Un Bouddha peut manifester ces qualités. Mais celui qui manifeste ces qualités n'est pas nécessairement un Bouddha. L'histoire est pleine de génies... du mal. Capables d'une concentration extraordinaire, d'une égalité d'âme imprenable, d'une mémoire infaillible, ils rayonnent le bien-être, la détermination, ils connaissent les réponses avant même que vous n'y pensiez. Mais ce sont des monstres. Pas des Bouddhas. La différence essentielle, c'est l'altruisme. L'expérience de l'absolu n'est pas moralement neutre. Elle rend altruiste ou, du moins, elle nous fait prendre conscience du mal que notre égoïsme fait à autrui. Si une expérience m'apporte un peu de calme, plus de concentration et de mémoire, mais sans remuer mon cœur, ce n'est pas l'expérience de l'absolu. Si la méditation étouffe la voix de ma conscience tout en faisant de moi une montagne de sérénité, ce n'est pas l'expérience de l'absolu. Par contre, si je deviens plus scrupuleux, si je me remets en question, il est fort possible que ce soit le signe d'une expérience authentique. Il est vrai qu'à l'aune de ce critère, bien peu d'"éveillés" sont des Bouddhas. D'ailleurs, peut-on être certain des intentions d'un autre ? Et même, des nôtres ?
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