Vivre intérieurement l’Unicité (le Tawhîd)
par: Eric Geoffroy
Toute la charpente de l’islam est fondée sur l’attestation de l’Unicité divine, le Tawhîd. Mais qu’est-ce que la reconnaissance de cette Unicité implique en nous ? En suivant un processus graduel d’intériorisation, nous sommes amenés à passer d’une perception encore extérieure, et donc dualiste de l’Unicité (« je » et le Tawhîd, « je » et Dieu), à sa préhension intérieure, unifiante, bref, à l’expérience. De la perception extérieure de l’Unicité, c’est-à-dire du credo exotérique des musulmans, on peut dire qu’elle laisse ceux-ci dans la dualité, puisqu’il y aurait d’un côté Dieu, certes unique, quelque part sur son Trône, et de l’autre les humains sur terre, gérant vaille que vaille leur multiplicité. Le Prophète avait averti en ce sens que, même si les musulmans parvenaient à se libérer de l’idolâtrie grossière (adorer des statues, etc.), ils seraient sujets à l’idolâtrie subtile (shirk khafî), laquelle, selon lui, se repérerait plus difficilement encore que « le cheminement des fourmis sur les pierres par une nuit sombre ».
L’Unicité que nous portons en nous doit nous transformer. Comme le dit une autorité spirituelle, il nous faut passer tôt ou tard de la science extérieure de l’Unicité (‘ilm al-tawhîd) à l’expérience intérieure de l’Unicité (hâl al-tawhîd). Cette expérience demande un accompagnement : « Le Tawhîd est tel le feu : il n’investit pas une chose sans la brûler et sans chasser d’elle ses impuretés ! », écrit le cheikh ‘Alâwî.
De façon concrète, le Tawhîd peut être visualisé comme un axe vertical qui me permet, en permanence, de me recentrer intérieurement : j’ai alors, enracinée en moi, la conscience que je ne fais qu’un avec moi-même, que j’ai une cohérence intérieure. Cette verticalité me libère des dualités et des paradoxes, inhérents à la nature humaine, qui me traversent, me tiraillent. Peut-être alors pourrai-je me réintégrer en l’Unicité, ne serait-ce qu’une seconde ? Par cet ancrage, je me sens assez fort, assez structuré, pour dialoguer avec le monde, pour m’ouvrir aux autres. Je souffre moins aussi, car je situe les choses, les êtres, et donne à chacun son dû, son haqq.
Au-delà, j’en arrive à me poser cette question : Qui agit en moi ? Qui me gère ? La théologie sunnite la plus commune n’affirme-t-elle pas qu’il n’y a qu’un seul Agent à l’œuvre dans le monde : Lui ? Cela peut m’aider à lâcher prise. Dans ses Sagesses, Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 1309) est clair : « Déleste-toi du gouvernement de toi-même : ce dont un Autre se charge pour toi, ne t’en occupe pas ![1] ». Observer l’action de Dieu en moi ! N’est-ce pas à cette conscience qu’amène ce célèbre hadîth qudsî, ou « propos saint » : « Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et quand Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il regarde, sa main avec laquelle il saisit et son pied avec lequel il marche » ? Osons-nous envisager même les questions que s’est posées Jalâl al-Dîn Rûmî :
Qui est celui qui dans mon oreille entend mon chant ?
Qui est celui qui dans ma bouche dépose ces mots ?
Qui est celui qui dans mes yeux regarde vers l’extérieur ?
Quelle est cette âme dont on dirait que je suis l’habit ?
Osons-nous ? Nous sommes aidés, dans cette opération, par notre témoin intérieur (shâhid), auquel fait allusion le verset 11 : 17. Et peut-être réaliserons-nous, alors, qu’il n’y a d’autre témoin en nous que Lui, en son Nom al-Shahîd !
[1] Hikma n°4.
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